Sur
l’île, la maison est séparée de la plage par
une zone lagunaire aujourd’hui délaissée. Les flux
et les reflux de l’eau génèrent en ce lieu des dépôts,
des accumulations et des rassemblements de matières, car l’eau
en se retirant abandonne ce qu’elle a transporté ou emporte
ce qu’elle a déposé. Par temps chaud, il reste parfois
sur le sol des résidus secs aux allures de papier. Atteindre la
mer, c’est traverser d’abord cette zone, abandonnée
aux silences de l’eau.
…
Au bord d’un chenal du marais, elle ramasse les feuilles séchées
du grand chardon qui s’accumulent au sol avant de se décomposer.
…
Un grand bassin métallique est rempli d’eau aux deux tiers.
Près du bassin, des rectangles de feutre sont empilés et
plus loin s’entassent les tiges du grand chardon. Sur un feu est
suspendu un chaudron rempli d'eau. Elle entre dans la pénombre
et n’apparaît vraiment que dans le faisceau lumineux qui éclaire
le bassin. Son vêtement est un assemblage de deux pièces
de tissus : l’une entoure la taille ; l’autre, depuis le ventre,
descend entre les cuisses et remonte jusqu’aux reins. Elle se dirige
vers le feu en longeant le bassin et s’accroupit pour saisir une
grande brassée de tiges que les bras ensemble présentent
au ciel. Elle est debout et se tourne vers le chaudron. Ses bras se déplient
le long du corps et les tiges lentement tombent dans l’eau. L’eau
va bouillir longtemps, puis le feu s’éteindre.
…
Pendant la cuisson elle disparaît un moment puis dans un silencieux
va-et-vient transporte de grandes plaques d’un bois lisse et sombre
en les tenant verticalement devant elle. Elle se penche pour les poser
et les aligner sur le sol. Elle apporte une petite pierre blanche et rugueuse
qu’elle pose à proximité des bois. De l’eau
refroidie elle extrait les tiges aux fibres assouplies et les répartit
sur le dallage noir. Elle s’installe genoux à terre pour
fouler les fibres en les frappant de la pierre. Seuls comptent alors la
saccade de la main et le bruit de la pierre sur le bois que le chardon
assourdit.
…
Elle relève les longs tissus de son vêtement en les nouant
en haut des cuisses. D’un grand geste, elle rassemble la pulpe ligneuse
à l’extrémité du tapis de bois. En plusieurs
allers et retours elle la jette dans l’eau du bassin. Elle y plonge
entièrement les bras nus et remue la mixture.
…
Elle écarte largement les bras pour saisir le grand tamis. Penchée
sur le bassin, bras et jambes ouverts, elle le plonge dans l’eau
pour recueillir la pulpe, le soulève obliquement hors de l’eau,
le balance en même temps que le haut de son corps. L’eau s’écoule
et clapote. Bras levés, ouverts aux vents, elle pivote sur elle-même
et sur un feutre dépose en offrande la première feuille
de papier. Pendant tout le reste du spectacle elle répète
ces gestes et disparaît peu à peu derrière l’alternance
de papier et de feutre. À chaque feuille posée un voile
descend des cintres. Peu à peu l’espace entier du plateau
s’épaissit ; les lumières venues avec les voiles s’essoufflent
; à la fin, seul un rideau de scène opaque respire.
Jean-Pierre
Brazs
Extraits de Contes picturaux, éditions Materia
prima, 2005
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Elisabeth Beurret / TEXTES
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