Sur l’île, la maison est séparée de la plage par une zone lagunaire aujourd’hui délaissée. Les flux et les reflux de l’eau génèrent en ce lieu des dépôts, des accumulations et des rassemblements de matières, car l’eau en se retirant abandonne ce qu’elle a transporté ou emporte ce qu’elle a déposé. Par temps chaud, il reste parfois sur le sol des résidus secs aux allures de papier. Atteindre la mer, c’est traverser d’abord cette zone, abandonnée aux silences de l’eau.

Au bord d’un chenal du marais, elle ramasse les feuilles séchées du grand chardon qui s’accumulent au sol avant de se décomposer.

Un grand bassin métallique est rempli d’eau aux deux tiers. Près du bassin, des rectangles de feutre sont empilés et plus loin s’entassent les tiges du grand chardon. Sur un feu est suspendu un chaudron rempli d'eau. Elle entre dans la pénombre et n’apparaît vraiment que dans le faisceau lumineux qui éclaire le bassin. Son vêtement est un assemblage de deux pièces de tissus : l’une entoure la taille ; l’autre, depuis le ventre, descend entre les cuisses et remonte jusqu’aux reins. Elle se dirige vers le feu en longeant le bassin et s’accroupit pour saisir une grande brassée de tiges que les bras ensemble présentent au ciel. Elle est debout et se tourne vers le chaudron. Ses bras se déplient le long du corps et les tiges lentement tombent dans l’eau. L’eau va bouillir longtemps, puis le feu s’éteindre.

Pendant la cuisson elle disparaît un moment puis dans un silencieux va-et-vient transporte de grandes plaques d’un bois lisse et sombre en les tenant verticalement devant elle. Elle se penche pour les poser et les aligner sur le sol. Elle apporte une petite pierre blanche et rugueuse qu’elle pose à proximité des bois. De l’eau refroidie elle extrait les tiges aux fibres assouplies et les répartit sur le dallage noir. Elle s’installe genoux à terre pour fouler les fibres en les frappant de la pierre. Seuls comptent alors la saccade de la main et le bruit de la pierre sur le bois que le chardon assourdit.

Elle relève les longs tissus de son vêtement en les nouant en haut des cuisses. D’un grand geste, elle rassemble la pulpe ligneuse à l’extrémité du tapis de bois. En plusieurs allers et retours elle la jette dans l’eau du bassin. Elle y plonge entièrement les bras nus et remue la mixture.

Elle écarte largement les bras pour saisir le grand tamis. Penchée sur le bassin, bras et jambes ouverts, elle le plonge dans l’eau pour recueillir la pulpe, le soulève obliquement hors de l’eau, le balance en même temps que le haut de son corps. L’eau s’écoule et clapote. Bras levés, ouverts aux vents, elle pivote sur elle-même et sur un feutre dépose en offrande la première feuille de papier. Pendant tout le reste du spectacle elle répète ces gestes et disparaît peu à peu derrière l’alternance de papier et de feutre. À chaque feuille posée un voile descend des cintres. Peu à peu l’espace entier du plateau s’épaissit ; les lumières venues avec les voiles s’essoufflent ; à la fin, seul un rideau de scène opaque respire.


Jean-Pierre Brazs
Extraits de Contes picturaux, éditions Materia prima, 2005

 

> Elisabeth Beurret / TEXTES